Cher·ère·s professeur·e·s,
Nous nous permettons de prendre la parole quelques minutes avant le début de ce Conseil d’UFR au nom des étudiantes et étudiants mobilisé·e·s depuis maintenant deux mois contre la réforme des retraites et, plus récemment, contre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche.
Nous sommes là aujourd’hui parce qu’à l’échelle nationale comme à l’échelle de l’université, la mobilisation se trouve confrontée à un palier décisif que nous voulons nous donner les moyens de franchir. Si la grève a été incontestablement suivie dans les secteurs des transports, si les sondages ont été plus favorables que jamais, si les manifestations ont été parmi les plus massives jamais enregistrées depuis ces dernières années, force est de constater la raideur et l’autoritarisme du gouvernement, qui se mesure à l’aune de la répression s’abattant sur toutes celles et tous ceux qui lui opposent résistance. Nous sommes donc à un point de bascule : le mouvement doit s’amplifier, sinon se radicaliser, ou alors il mourra à petit feu. Progressivement, de nombreux secteurs entrent en lutte, et en premier lieu les universités, tant attendues dans ce mouvement. Ce n’est donc pas le moment de rentrer dans les rangs, puisque nous venons de commencer la bataille, tant sur les retraites que sur la LPPR.
À l’échelle de Paris-7, nous pouvons désormais affirmer qu’il existe une base étudiante prête à se mobiliser. Mais cela ne s’est pas fait tout seul. Il nous aura fallu deux mois de discussions, d’initiatives — à l’image de cette « formidable université populaire » que tant d’universités mobilisées nous ont enviée... Nous sommes mobilisé·e·s sur l’université populaire depuis deux mois, nous participons, avec les doctorant·e·s et le soutien de certains professeur·e·s, à mettre en place un programme dont les interventions, les échanges et les ateliers sont tous plus enrichissants et instructifs les uns que les autres. Car ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est que la fac soit désertée et nous considérons, comme vous, qu’il est primordial qu’elle reste un lieu de savoir et de stimulation intellectuelle. Mais considérer que le maintien des cours n’est pas incompatible avec la mobilisation, c’est ne pas avoir conscience de notre situation car la mobilisation, tout comme la recherche, a ses petites mains. Bloquer des dépôts, écrire et maquetter des tracts, organiser des réunions d’information, remplir la caisse de grève, tenir le stand, organiser des assemblées générales, rédiger des comptes-rendus en tous genres, créer des outils informatiques, centraliser les outils de synthèse, faire des ateliers de banderoles ou de chorale, de l’affichage, des tours de service, des débrayages d’amphis, ce sont des actions qui demandent du temps et nous mobilisent intensément depuis deux mois. Faire vivre la grève est devenu notre activité à temps plein.
Nous avons pleinement conscience des enjeux qu’un tel engagement implique. Nous sommes pour la plupart des élèves passionné·e·s, et les cours nous manquent. Mais c’est précisément parce que nous avons suivi vos cours et lu Aristote, Rawls mais aussi Rancière ou Camus que nous osons à notre tour « dire non ». C’est précisément à force de développer notre esprit critique que nous nous rendons compte de l’urgence de la situation. Et plus nous y réfléchissons, plus nous nous en effrayons. Plus nous lisons, plus nous nous radicalisons. Non, il n’est pas « incongru » « à (n)otre âge et dans les études que (n)ous avons choisies (…) de se passionner pour la question des retraites », pas plus que de s’inquiéter de la dérive autoritaire du gouvernement, ou de la crise écologique. C’est précisément parce que nous étudions avec diligence en vue d’un futur meilleur que nous ne pouvons plus supporter de voir notre avenir confisqué par l’inaction climatique, par des dérives autoritaires toujours plus violentes, et par un gouvernement qui nous méprise. Nous avons raté trop de coches — pour ne citer que cela, et pêle-mêle : la fusion en 2016, la loi Travail bien sûr, Parcoursup, la hausse des frais d’inscription pour les étudiants étrangers, les gilets jaunes, la réforme de l’assurance chômage... Autant de défaites qui nous donnent aujourd’hui la détermination de lutter plus fort. Il va donc de soi pour nous que dans le combat des retraites se trouve la somme des énergies et des liens accumulés au fil de ces années dans un combat pour un modèle de société plus juste, plus humain, plus égalitaire, où il fasse bon se projeter. Nous voyons les métiers auxquels nous aspirons se défaire sous nos yeux ; nous voyons notre démocratie prendre les traits de l’autoritarisme le plus abject — à coups de surveillance généralisée, LBD, et autres États d’urgence devenus constitutionnels ; nous voyons enfin la société capitaliste courir à sa perte, foncer droit dans le mur, et si les choses continuent ainsi, nous ne pourrons pas descendre du train à temps.
La vérité, c’est que nous sommes à la fois épuisé·e·s, paniqué·e·s et révolté·e·s. Certaines et certains trouveront peut-être que nous en faisons trop, d’autres que c’est l’excitation inconsidérée et irréfléchie de la jeunesse qui parle, et à ceux-là nous répondons au contraire que ce refus de continuer à exercer normalement notre rôle d’étudiant·e montre plutôt à quel point nous avons compris, à quel point nous avons conscience de ce qui se joue aujourd’hui. Face à ces considérations, un semestre de perdu, quoi qu’il nous en coûte, ne nous fera pas hésiter, car c’est maintenant ou jamais. Plus le gouvernement et le capitalisme néolibéral piétinent nos espoirs, moins nous avons à perdre. Mais parce que nous ne voulons pas être acculé·e·s à de telles extrémités, nous nous tournons vers vous : la grève des titulaires peut créer les conditions matérielles de la naissance d’un mouvement étudiant massif. Comment s’engager à temps plein si l’on craint les partiels de fin de semestre, ou pire, les partiels de mi-semestre ? si l’on est boursier et que l’on dépend de la bienveillance des professeurs pour ne pas comptabiliser les absences, au risque de perdre sa bourse ? si l’on anticipe une fin d’année faite de montagnes de validations ? En faisant cours normalement, vous croyez nous aider mais vous nous condamnez. C’est cette posture en demi-teinte, cette posture de compromis mou qui nous paralyse. Et comme l’expriment les précaires de l’ESR dans leur appel : « on ne soutient pas la grève, on la fait ou on l’empêche. » Vous avez, aujourd’hui, pour ce conseil d’UFR, une responsabilité lourde : celle de décider de la suite de ce mouvement social historique. Que nous ne soyons pas dupé·e·s par l’échelle de notre UFR, face aux milliers de personnes qui manifestent chaque semaine : une UFR en grève, c’est mille étudiant·e·s libres d’aller mener des actions coup de poing et de s’engager dans le mouvement social, cinquante enseignant·e·s mettant du temps à disposition pour s’organiser, et un modèle à suivre, pour toutes les universités de France. C’est pourquoi nous réitérons, aux côtés des précaires de l’ESR, notre appel à la grève totale : la grève des enseignements, à la grève des activités de recherche, à la grève administrative, à la rétention des notes, au boycott de Parcoursup. Autant de temps libéré pour lutter.
Aujourd’hui, la situation fait que nous n’arrivons plus à exercer normalement notre fonction d’étudiant·e·s. Nous n’y arrivons plus, parce que franchir le seuil de la salle de classe, s’y asseoir quelques heures pour écouter parler de Chateaubriand ou Balzac nous est insupportable, tant c’est nier la violence et la gravité de ce qui est en train de se produire dans notre pays. Reprendre le fonctionnement normal de l’université, dans le contexte actuel, pour nous, cela signifie se voiler la face et se murer dans une logique court-termiste qui équivaut à jouer le jeu du gouvernement. Car face à cet avenir sinistre qu’on nous impose, comment faire comme si « tout allait bien se passer » et continuer à étudier sereinement ? Tout ce que nous revendiquons, c’est une chance concrète de prendre en main notre avenir, dans un moment politique où, plus que jamais, le gouvernement tente de nous le confisquer.